Fausse manœuvre

 

Un beau matin, on vit débarquer à Honfleur, arrivant par le stea­mer du Havre, un grand vieux matelot, sec comme un coup de trique, et si basané que les petits enfants le prenaient pour un nègre.

L’homme déposa sur le parapet le sac en toile qu’il portait et tourna ses regards de tous côtés, en homme qui se reconnaît.

– Ça n’a pas changé, murmurait-il, v’là la Lieutenance, v’là l’hôtel du Cheval blanc, v’là l’ancien débit à Déliquaire, v’là la mairerie. Tiens, ils ont rebâti Sainte-Catherine !

Mais c’étaient les gens qu’il ne reconnaissait pas.

Dame ! quand on a quitté le pays depuis trente ans !

Un vieillard tout blanc passait, décoré, un gros cigare dans le coin de la bouche.

Notre matelot le reconnut, celui-là.

– Veille à mon sac, dit-il à un gamin, et il s’avança, son béret à la main, honnêtement.

– Bonjour, cap’taine Forestier, comment que ça va depuis le temps ?... Comment ! vous ne me remettez pas ? Théophile Vincent... la Belle Ida... Valparaiso...

– Comment ! c’est toi, mon vieux Théophile ? Eh bien ! il y a bien longtemps que je te croyais décapelé ?

– Pas encore, cap’taine, ni paré à ça.

Pendant cette conversation, de vieux lamaneurs, des haleurs hors d’âge s’étaient approchés, et à leur tour reconnaissait Théophile.

Vite il eut retrouvé d’anciens amis.

Et ce fut des : Et un tel ? – Mort. Et un tel ! – Perdu en mer. Et un tel ? – Jamais eu de nouvelles.

Quant à la propre famille de Théophile, la majeure partie était déca­pelée, comme disait élégamment cap’taine Forestier.

Deux nièces seules restaient, l’une mariée à un huissier, l’autre à un cultivateur, tout près de la ville.

Théophile, que trente ans de mers du Sud avaient peu disposé à la timidité, ne se laissa pas influencer par les panonceaux de l’officier ministériel.

Son sac sur le dos, il entra dans l’étude.

Un seul petit clerc s’y trouvait, très occupé à transformer en élé­gante baleinière une règle banale.

Théophile considéra l’ouvrage en amateur, donna à l’enfant quel­ques indications sur la construction des chaloupes en général et des baleinières en particulier, et demanda :

– Irma est-elle là ?

– Irma, fit le clerc, interloqué.

– Oui, Irma, ma nièce.

– Elle déjeune là.

Sans façon, Théophile pénétra. On se mettait à table.

– Bonjour, Irma ; bonjour, monsieur. C’est pas pour dire, ma pauvre Irma, mais t’as bougrement changé, depuis trente ans. Quand je t’ai quittée, t’avais l’air d’une rose mousseuse, maintenant on dirait une vieille goyave.

Le mari d’Irma faisait une drôle de tête. Un sale type le mari d’Irma, un de ces petits rouquins, mauvais, rageurs, un de ces aima­bles officiers ministériels dont le derrière semble réclamer impérieu­sement le plomb des pauvres gens.

Irma non plus n’était pas contente.

Bref, Théophile fut si mal accueilli, qu’il rechargea son sac sur ses épaules et revint sur le port.

Il déjeuna dans une taverne à matelots, paya des tournées sans nom­bre et se livra lui-même à quelques excès de boisson.

Le soir était presque venu lorsqu’il songea à rendre visite à Cons­tance, sa seconde nièce.

Une femme des champs, pensait-il, je vais être accueilli à bras ouverts.

Quand il arriva, tout le monde dévorait la soupe.

– Bon appétit, la compagnie !

Constance se leva, dure et sèche :

– Qué qu’vous voulez, vous, l’homme ?

– Comment ! tu ne me reconnais pas, ma petite Constance ?

– Je n’connais pas d’homme comme vous.

– Ton oncle Théophile !...

– Il est mort.

– Mais non, puisque c’est moi.

– Eh ben ! c’est comme si qu’il était mort. Avez-vous compris ?

Théophile, en termes colorés et vacarmeux, lui dépeignit le peu d’estime qu’il éprouvait pour elle et sa garce de famille.

Et il s’en alla, un peu triste tout de même, dans la nuit de la campagne.

Il acheva sa soirée dans l’orgie, en société de vieux mathurins, d’anciens camarades de bord.

Et quand la police, à onze heures, ferma le cabaret, tout le monde pleurait des larmes de genièvre sur la déchéance de la navigation à voiles.

On ne parlait de rien moins que d’aller déboulonner un grand vapeur norvégien en fer qui se balançait dans l’avant-port, attendant la pleine mer pour sortir.

En somme, on ne déboulonna rien et chacun alla se coucher.

La première visite de Théophile, le lendemain matin, fut pour un notaire.

Car Théophile était riche.

Il rapportait de là-bas deux cent mille francs acquis d’une façon un peu mêlée, mais acquis.

Le bruit de cette opulence arriva vite aux oreilles des deux nièces.

– J’espère bien, mon petit oncle..., dit Irma.

– N’allez pas croire, mon cher oncle..., proclama Constance.

D’une oreille sceptique, Théophile écoutait ces touchantes décla­rations.

À la fin, obsédé par les deux parties, il décida cette combinaison :

Il vivrait six mois chez Constance, à la campagne, et six mois chez Irma, à la ville.

Le dimanche, les deux familles se réuniraient dans un dîner où la cordialité ne cesserait de régner.

Or, un dimanche soir, de son air le plus indifférent, Théophile tint ce propos :

– On ne sait ni qui vit, ni qui meurt...

Les oreilles se tendirent.

– ... J’ai fait mon testament...

– Oh ! mon oncle !... protesta la clameur commune.

– Comme ça m’ennuyait de partager ma fortune en deux, je ne l’ai pas partagée.

Une mortelle angoisse déteignit sur tous les visages.

– Non... je ne l’ai pas partagée... je la laisserai tout entière à celle de mes deux nièces chez laquelle je ne mourrai pas. Ainsi, une com­paraison : je claque chez Irma, c’est Constance qui a le magot, et vice versa.

Cette combinaison jeta les deux familles dans la plus cruelle per­plexité. Devaient-ils se réjouir ou s’affliger ?

Finalement, chacun se réjouit, comptant sur sa bonne étoile et sur les bons soins dont on entourerait l’oncle aux œufs d’or.

Comme c’était l’été, Théophile logeait chez Constance, à la campagne.

Même à Capoue, les coqs en pâte se seraient crus en enfer, com­parativement au bien-être excessif dont on entourait Théophile.

Et Théophile se laissait dorloter, s’amusant beaucoup sous cape.

Ce qui le délectait davantage, c’était de voir pousser son ventre.

Lui qui avait toujours blagué les gros pleins de soupe se sentait cha­touiller de plaisir à l’idée d’avoir un bel abdomen et d’avance se pro­mettait une grosse chaîne en or avec des breloques pour mettre dessus.

Le beau temps cessa vite cette année, et Théophile prit ses quartiers d’hiver chez Irma.

Mais la ville, ce n’est pas comme la campagne. Les tentations ! Les femmes !

Théophile était en retard pour les repas. Quelquefois même il ne rentrait pas pour dîner.

Un jour, même, il découcha.

Irma s’inquiéta et, conduite par cette admirable délicatesse dont Dieu semble avoir pourvu exclusivement les femmes, elle attacha à sa maison une bonne, une belle bonne, appétissante et pas bégueule.

L’idée était ingénieuse.

Et pourtant, elle ne réussit pas.

Car, trois mois après, Théophile épousait la belle bonne appétissante et pas bégueule.

Faits divers
calibre_title_page.html
Allais - Faits divers_split_0.html
Allais - Faits divers_split_1.html
Allais - Faits divers_split_2.html
Allais - Faits divers_split_3.html
Allais - Faits divers_split_4.html
Allais - Faits divers_split_5.html
Allais - Faits divers_split_6.html
Allais - Faits divers_split_7.html
Allais - Faits divers_split_8.html
Allais - Faits divers_split_9.html
Allais - Faits divers_split_10.html
Allais - Faits divers_split_11.html
Allais - Faits divers_split_12.html
Allais - Faits divers_split_13.html
Allais - Faits divers_split_14.html
Allais - Faits divers_split_15.html
Allais - Faits divers_split_16.html
Allais - Faits divers_split_17.html
Allais - Faits divers_split_18.html
Allais - Faits divers_split_19.html
Allais - Faits divers_split_20.html
Allais - Faits divers_split_21.html
Allais - Faits divers_split_22.html
Allais - Faits divers_split_23.html
Allais - Faits divers_split_24.html
Allais - Faits divers_split_25.html
Allais - Faits divers_split_26.html
Allais - Faits divers_split_27.html
Allais - Faits divers_split_28.html
Allais - Faits divers_split_29.html
Allais - Faits divers_split_30.html
Allais - Faits divers_split_31.html
Allais - Faits divers_split_32.html
Allais - Faits divers_split_33.html
Allais - Faits divers_split_34.html
Allais - Faits divers_split_35.html
Allais - Faits divers_split_36.html
Allais - Faits divers_split_37.html
Allais - Faits divers_split_38.html
Allais - Faits divers_split_39.html
Allais - Faits divers_split_40.html
Allais - Faits divers_split_41.html
Allais - Faits divers_split_42.html
Allais - Faits divers_split_43.html
Allais - Faits divers_split_44.html
Allais - Faits divers_split_45.html
Allais - Faits divers_split_46.html
Allais - Faits divers_split_47.html
Allais - Faits divers_split_48.html
Allais - Faits divers_split_49.html
Allais - Faits divers_split_50.html
Allais - Faits divers_split_51.html
Allais - Faits divers_split_52.html
Allais - Faits divers_split_53.html
Allais - Faits divers_split_54.html
Allais - Faits divers_split_55.html
Allais - Faits divers_split_56.html
Allais - Faits divers_split_57.html
Allais - Faits divers_split_58.html
Allais - Faits divers_split_59.html
Allais - Faits divers_split_60.html
Allais - Faits divers_split_61.html
Allais - Faits divers_split_62.html
Allais - Faits divers_split_63.html
Allais - Faits divers_split_64.html
Allais - Faits divers_split_65.html
Allais - Faits divers_split_66.html
Allais - Faits divers_split_67.html
Allais - Faits divers_split_68.html
Allais - Faits divers_split_69.html
Allais - Faits divers_split_70.html
Allais - Faits divers_split_71.html
Allais - Faits divers_split_72.html
Allais - Faits divers_split_73.html
Allais - Faits divers_split_74.html
Allais - Faits divers_split_75.html
Allais - Faits divers_split_76.html
Allais - Faits divers_split_77.html
Allais - Faits divers_split_78.html
Allais - Faits divers_split_79.html
Allais - Faits divers_split_80.html
Allais - Faits divers_split_81.html
Allais - Faits divers_split_82.html
Allais - Faits divers_split_83.html
Allais - Faits divers_split_84.html